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Du « traité » au « livre »

Le manuscrit A, de l’aveu même de frère Loupvent, n’est que « petit traité » (f° 2 v.). Celui de 1543 est appelé « traité et volume » (f° 5 v.), avant d’être « livre » (f° 4 r. et f° 5 v.). La nuance est de taille. Sans doute son auteur, devenu prieur, en a-t-il le droit. Mais ce faisant, il va bien au-delà de l’objectif recherché, qui était le simple journal d’un voyage aux Lieux Saints. Le manuscrit A de 1531-1532, ici traduit, volontairement choisi à cette fin, dépasse le stade des « notes », ensemble non composé, rédigé au jour le jour, au gré de l’événement ; il constitue un document brut. Il est déjà œuvre littéraire, rédigée avec méticulosité et talent, sans autre prétention que « faire vrai ». Mais cette rédaction est déjà « réflexion ». Elle atteint un stade élaboré, construit, qui se situe au-delà des « simples notes », mais n’est pas encore un « livre ». Il n’en a pas la prétention. Nous voulons y voir un journal élaboré dans la solitude d’une « librairie », une écriture authentique sans renoncer pour autant aux qualités de fraîcheur et de naïveté originelles qu’une entreprise plus ambitieuse risque de gommer peu ou prou. Le manuscrit A demeure le texte d’un homme, soucieux de mettre de l’ordre dans ses souvenirs, de revivre encore une fois ce périlleux voyage, de contempler en esprit les merveilles vues, de goûter des saveurs qui s’effacent. Chacun aura compris où va notre préférence.

B ne dépassa jamais le stade du manuscrit. Loupvent avait peut-être rêvé que le duc Antoine de Lorraine, prince bibliophile, soit un mécène pour une impression ; la mort du prince aurait mis fin à cette tentative. Il est vrai que le moment était mal choisi pour éditer un tel récit ; l’époque se désintéressait de ces périples, préférant tourner ses rêves vers d’autres contrées[3]. Mais notre religieux a-t-il vraiment pensé à cette édition ? Un unicum aurait pu suffire à sa gloire : un beau manuscrit conservé au cœur de son abbaye, montré aux visiteurs qui découvraient ainsi un prieur aventurier, humaniste et écrivain.

Mais les hasards de l’histoire se sont emparés de ces manuscrits. A est sagement resté enfermé dans la bibliothèque de l’abbaye de Saint-Mihiel, excepté entre les années 1820 et 1853. En 1820, nul ne surveillant les fonds anciens, il fut proposé à la vente à un libraire parisien en compagnie d’autres documents anciens. L’État l’a très vite récupéré pour lui faire réintégrer les collections saint-mihielloises désormais confiées à la garde de la ville. B, quant à lui, avait disparu depuis longtemps. Ses tribulations demeurent en grande partie mystérieuses et toute reconstitution s’avère difficile. À la mort de Loupvent, en 1551, il a sans doute passé au prieuré Saint-Thiébaut, c’est du moins ce que peut faire penser la reliure décorée d’une figure de ce saint. Cette petite maison religieuse est donnée par le cardinal Charles de Lorraine, abbé commendataire de Saint-Mihiel, aux minimes en 1598. Ce prélat a introduit aussi dans notre province les jésuites, à qui il a offert les bibliothèques de maints prieurés supprimés par ses soins. Est-ce ainsi que notre manuscrit est passé entre les mains des jésuites ? On peut le supposer d’autant plus que leur marque est inscrite sur la première page. Les pères de la Compagnie ayant été expulsés de Lorraine en 1768, nous perdons alors toute trace de notre volume. Il réapparaît cependant au milieu du xixe siècle dans la collection du château de Menneval (département de l’Eure). Dans la Bibliothèque de l’École des Chartes, E. Génin en 1883 et E. Travers en 1885 signalent l’importance de ce riche manuscrit décoré. En 1994, lors d’une vente aux enchères, la ville de Saint-Mihiel, soutenue par l’État et la Région, par l’intermédiaire du FRAB (Fonds Régional d’Acquisition pour les Bibliothèques), s’en porte acquéreur.

Après trois siècles d’absence, B a rejoint A. Deux témoignages d’un voyage vers Jérusalem, mais aussi de l’évolution d’un homme dont ils constituent les deux faces. Un bénédictin certes, un religieux « de profession », un individu de foi et de religion du xvie siècle, héritier du Moyen Âge, mais aussi une personne de son temps, de ce siècle où beaucoup de choses se trouvent remises en cause. Un religieux, un humaniste à la fois, en cette période où la certitude vacille. Tentative ici de conciliation, difficile à faire, de points de vue contradictoires. Le Voyage transmarin de 1531 à Jérusalem, entrepris par un personnage « pur produit » de Lorraine, nous plonge au centre de cette entreprise due à un homme, il n’y a pas de doute, hors du commun.



[1] Charles Bruneau, La Chronique de Philippe de Vigneulles, Metz, SHAL, 1927, « Introduction », p. XIX.

[2] Gérard Gorcy, « Le style de dom Loupvent dans le manuscrit du Voyage à Jérusalem », Le Voyage de dom Loupvent…, op. cit., p. 133-140.

[3] Marie-Christine Gomez-Geraud, Le Crépuscule du Grand Voyage. Les récits des pèlerins à Jérusalem (1458-1612), Paris, Honoré Champion, 1999, p. 285.